Trois clandestinités, trois répressions, trois amours. Le siècle de Gilberte Chemouilli (1917-2021)

« J’ai tapé à la machine ». C’est en ces termes lapidaires que Gilberte Chemouilli aimait résumer ses engagements politiques. En ces termes aussi qu’elle avait répondu à ses tortionnaires de la Sécurité militaire algérienne qui l’interrogeaient en 1965 sur les raisons des multiples arrestations qu’elle avait subies depuis 1940. Une affirmation à son image : tout en humour, et à mi-chemin entre la sous-estimation de son rôle de « petite main » et la conscience du trésor que représentaient pour des organisations clandestines une machine à écrire et une militante capable de s’en servir.

Gilberte Chemouilli et sa machine à Alger Républicain, vers 1962-1965.

Gilberte Chemouilli s’est éteinte à la veille de ses 104 ans, le 31 août 2021. Je l’avais connue l’année de ses 90 ans. Elle refusait d’être interrogée formellement, et s’est longtemps opposée à la publication de ses propos. Mais j’ai pu profiter durant une dizaine d’années de sa joie de vivre, de sa vivacité d’esprit, de son autodérision, de ses jugements politiques à la hache, de sa solidarité viscérale envers les opprimés, et de son plaisir à raconter des épisodes de sa vie, même les plus terribles, avec un humour juvénile et communicatif. J’ai pu aussi admirer le couple qu’elle formait avec William Sportisse, fait de tendresse, de complicité, de taquineries, de respect mutuel et d’un partage strictement égalitaire des tâches domestiques. Car l’amour est politique : Gilberte l’a su dès son plus jeune âge.

La première dissidence de Gilberte à l’égard des ordres établis lui vient de ses parents. Dans l’Alger colonial où elle naît en 1917, le couple formé par Juliette Delabrousse et Abraham Chemouilli détonne : elle est native de France et d’ascendance chrétienne, lui est un fils de juifs algériens et marocains. Abraham et Juliette le disent à leurs enfants : « pas de guerre de religion à la maison ». Mais le monde extérieur les rappelle à l’ordre : la famille d’Abraham lui reproche d’avoir épousé une « roumia » – que le consistoire israélite refusera d’enterrer auprès de son mari dans le cimetière juif –, et s’éloigne du couple et de leurs enfants. Abraham, artisan-tapissier, s’éloigne en retour de l’environnement judéo-musulman de la Casbah qui l’a vu grandir pour s’installer dans le quartier à dominante européenne de Bab El Oued, où il ne transmettra ni la langue arabe, ni la religion juive à ses enfants. La jeune Gilberte ne se considère ni chrétienne, ni juive. Mais les injures de certaines écolières européennes et les lois raciales de Vichy prennent soin de l’assigner à cette judéité dont elle ne se soucie pas, et de l’exclure d’une francité qui relève de moins en moins d’une évidence. Dans cette société coloniale clivée dont les cases sont trop étroites et réductrices pour elle, Gilberte se forge progressivement trois cercles d’identification positive : le quartier, le parti, la patrie. Travailleuse modeste du quartier populaire de Bab El Oued, avec les codes langagiers duquel elle s’amusera jusqu’à sa mort, elle rejoint en 1938 le Parti communiste algérien (PCA) puis, en 1946, épouse dans un même mouvement la revendication nationale algérienne et Bouali Taleb, un fils de paysan pauvre devenu plombier et membre du Comité central du PCA. Gilberte a 30 ans. Elle se veut désormais Algérienne.

Alger, 1954. Gilberte Chemouilli et Bouali Taleb photographiés à la sortie d’une garde à vue.

De la fin des années 1930 aux premières années de l’Algérie indépendante, le parcours politique et la trajectoire affective de Gilberte s’entremêlent ainsi, et sont eux-mêmes imbriqués dans les grands bouleversements qui secouent l’Algérie : ses trois (dés)unions amoureuses coïncident avec trois grandes périodes de l’histoire du communisme algérien, marquées par la clandestinité et par la violence répressive des pouvoirs français puis algérien.

Une première période s’ouvre avec l’interdiction du PCA par le gouvernement français en septembre 1939. Quelques semaines plus tard, Gilberte rejoint un réseau de propagande du PCA clandestin dont les membres s’élèvent contre la « guerre impérialiste » et enjoignent leurs « frères musulmans » à ne pas rejoindre les usines d’armement en France. Arrêtée en mai 1940, elle subit pour la première fois dans sa chair la torture, à coups de nerfs de bœuf sur la plante des pieds, sous la direction du chef de la police (encore républicaine) André Achiary, futur responsable de centaines d’assassinats lors des massacres du Nord-Constantinois de 1945. En octobre 1940, le tribunal militaire (désormais vichyste) d’Alger la condamne à deux ans de prison. Libérée, elle épouse fin 1942 un jeune communiste de famille juive algérienne, union de laquelle naît une fille. Promue à la direction des Jeunesses communistes (JC), Gilberte participe alors au revirement de la propagande communiste en faveur d’un soutien à l’armée française pour libérer la France et l’Europe du nazisme. À la direction des JC, elle se rapproche de Bouali Taleb, tout juste libéré de trois années au camp de Djenien Bou Rezg. Divorcée de son premier mari, elle épouse Taleb en 1946.

Bouali Taleb vers 1946.

Débute alors une seconde période, dominée par les luttes anticolonialistes et la revendication d’une algérianité plurielle qui semble se matérialiser dans son couple avec Taleb. Ce mariage dit mixte, phénomène extrêmement rare en Algérie, transgresse la barrière fondamentale de la société coloniale séparant les « Européens » des « musulmans », et provoque des tensions dans la famille de Gilberte. Et même si le couple est apprécié à Bab El Oued pour sa défense des ouvriers, la simple présence de Taleb dans le tramway provoque parfois les grimaces de femmes d’origine européenne, face auxquelles Gilberte l’enlace ostensiblement. Cette vie commune prend brutalement fin en 1956. Quelques mois après le déclenchement de l’insurrection nationaliste, Bouali Taleb, recherché par les autorités et désireux de participer à la lutte armée, emporte son revolver et gagne le maquis, au sein du PCA puis de l’Armée de libération nationale (ALN), tandis que Gilberte subit des perquisitions armées de la police à sa recherche. Engagée dans les réseaux de propagande du PCA clandestin et considérée par les autorités comme étant « susceptible d’agir dans la clandestinité », elle est expulsée vers la France en novembre 1956. « J’aurais aimé être une bombe pour exploser », dira-t-elle plus tard pour décrire son état d’esprit dans le huis-clos du camion militaire qui la menait au port d’Alger pour la conduire dans sa prétendue « mère-patrie ». Elle gagne alors Prague, où elle devient, sous le pseudonyme de Yamina, la dactylo de la délégation extérieure du PCA. C’est là qu’elle reçoit la nouvelle de la mort au maquis de son mari, survenue vers juillet 1957. L’hypothèse d’une exécution de Bouali Taleb par des maquisards anticommunistes, tue publiquement jusqu’à ce jour, lui sera confirmée quelque temps après l’indépendance.

Prague, 1961. Des membres de la délégation extérieure du PCA : Mustapha Saadoun, Simone Ben Amara-Bouaziz, Gilberte Chemouilli, André Beckouche.

La troisième période est celle de l’Algérie indépendante. De retour à Alger en 1962, Gilberte rejoint l’équipe du journal Alger Républicain, alors plus grand quotidien d’Algérie, et est faite citoyenne algérienne pour « participation à la lutte de libération ». Militante clandestine du PCA – interdit sous la présidence de Ben Bella dès novembre 1962 –, elle rejoint l’Organisation de la résistance populaire (ORP) contre le coup d’État du 19 juin 1965. Arrêtée en septembre 1965 par la Sécurité militaire algérienne, elle est torturée pour la seconde fois, subissant des coups, les supplices de l’eau et de l’électricité, un simulacre d’exécution, la menace d’être jetée aux chiens et de subir des injections de produits qui la mèneraient à la folie, l’obligation d’assister aux tortures d’un camarade, et un enfermement de six semaines dans une cellule sans ouverture. Finalement emprisonnée sans jugement au quartier des femmes de la prison d’El Harrach, où elle est la seule militante, elle est libérée en novembre 1966. Avant son arrestation, elle avait entamé une relation amoureuse avec William Sportisse, lui aussi torturé et emprisonné en 1965. Mariés après leur libération, tous deux militent clandestinement au Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS) jusqu’à leur départ d’Algérie durant la guerre civile des années 1990, pressés par des camarades qui craignent qu’ils ne soient assassinés car communistes et juifs.

William Sportisse vers 1965.

Installée en région parisienne en 1994, Gilberte a continué à militer avec les communistes algériens en exil et à se rendre régulièrement en Algérie. « Je baisse », avait-elle l’habitude de dire en s’amusant à propos de la perte de certaines de ses facultés. Lui restaient pourtant un formidable souffle de vie et de révolte, et une énergie que la violence des tortures, de la prison et des exils forcés n’avaient jamais pu entamer. Lui restait également le plaisir de déclamer des chants et des poèmes révolutionnaires du monde entier, que ses oreilles peinaient à entendre et que ses yeux ne lui permettaient plus de lire. En 2011, en ouverture d’une série de courts portraits qu’elle avait écrits en mémoire de ses camarades de Bab El Oued assassinés durant la guerre d’indépendance, sa mémoire de nonagénaire lui avait fait joliment transformer le quatrième vers de l’« Hymne » de Victor Hugo. S’appropriant cet hommage aux insurgés parisiens des Trois Glorieuses, Gilberte en faisait un hymne aux Algériens soulevés contre cette nuit coloniale dans laquelle ils étaient entrés en cette même année 1830 :

Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie
Entre les plus beaux noms leurs noms sont les plus beaux
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.[1]

El Harrach, 1966. Gilberte Chemouilli à sa sortie de prison avec sa petite-fille Yamina.

[1] Dans le poème d’Hugo, le troisième vers est « Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau ». Le quatrième vers ici ajouté par Gilberte Chemouilli est un vers du « Pélican » d’Alfred de Musset : « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux / Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots » (1835).