Un nom et un visage. Sadek Hadjerès, l’insaisissable clandestin (1928-2022)

Sadek Hadjerès s’est éteint à l’âge de 94 ans. Clandestin durant trois décennies, son visage et son nom avaient obsédé les services de répression français et algériens. Ni les uns, ni les autres, n’avaient jamais réussi à mettre la main sur lui. De ces clandestinités, son corps avait gardé des traces : il n’avait pas élevé la voix pendant des années, et ne pouvait, âgé, parler que d’une voix légèrement enrouée. En tamazight, en arabe ou en français, cette voix était calme, à l’image de tout son être, disposé à revenir sereinement sur son passé pour mieux éclairer les enjeux du présent de son pays.

Né en 1928, animateur des Scouts musulmans algériens (SMA) durant son adolescence, Sadek Hadjerès devient responsable de l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord (AEMAN) alors qu’il étudie la médecine à Alger. Militant nationaliste, il rompt en 1949 avec le Parti du peuple algérien (PPA) lorsque la direction étouffe violemment les revendications qu’il porte avec des camarades en faveur de la rénovation démocratique du parti et de la prise en compte de l’amazighité comme composante de l’algérianité. Comme d’autres ex-militants du PPA stigmatisés comme « berbéristes », il adhère au Parti communiste algérien (PCA) en 1951. Pendant la guerre d’indépendance, abandonnant son travail de médecin pour passer à la clandestinité, il est, avec Bachir Hadj Ali, le principal dirigeant du PCA interdit par le pouvoir colonial. Coordinateur des groupes armés communistes en 1955-1956, il co-organise plusieurs actions armées jusqu’au versement de ces groupes dans l’Armée de libération nationale (ALN) à la suite de négociations avec le Front de libération nationale (FLN). Échappant à toutes les recherches, il demeure à Alger durant toute la guerre.

L’indépendance acquise, en 1962, il revient à la vie légale et à la médecine, mais mène une activité semi-clandestine à la tête du PCA, interdit, cette fois, par le gouvernement algérien. Il bascule à nouveau dans la clandestinité totale en 1965, à la suite du coup d’État de Houari Boumediene. Échappant à la répression qui s’abat sur l’Organisation de la résistance populaire (ORP), il co-fonde en 1966 le Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS), dont il est le principal dirigeant jusqu’à sa sortie de la clandestinité à la fin des années 1980. En désaccord avec la majorité de la direction du PAGS, qui plaide pour une opposition violente au Front islamique du salut (FIS) et soutient l’interruption du processus électoral mené par l’armée en janvier 1992, il se retire de toute activité partisane et prend le chemin de l’exil au début de la guerre civile. Vivant entre la France et la Grèce, pays de sa compagne Aliki Papadomichelaki, il crée et anime le site Socialgerie, édite en Algérie deux ouvrages de mémoires couvrant les vingt premières années de sa vie, et échange avec nombre de chercheuses et chercheurs.

Alger, 1948. Sadek Hadjerès et Mohand Idir Aït Amrane, militants du Parti du peuple algérien et défenseurs de l’amazighité.

Lorsqu’il recevait des historiennes et des historiens dans son petit appartement d’un immeuble vétuste de la banlieue Sud de Paris, Sadek Hadjerès préparait consciencieusement l’entretien, disposant devant lui une feuille de notes qui guidaient ses propos. Mais il acceptait aussi, avec la délicatesse, la réflexivité et l’ouverture d’esprit qui le caractérisaient, de sortir de ce terrain balisé. Comme cette fois, où après m’être mordu les joues, j’avais pris mon courage à deux mains pour l’interroger sur les relations amoureuses de sa jeunesse. À ma grande satisfaction, cela ne lui avait posé aucun problème.

À cette occasion, j’avais évoqué deux petites photographies que j’avais trouvées, agrafées à un procès-verbal d’interrogatoire, dans les archives de la justice militaire française. Elles étaient conservées dans le dossier d’instruction ouvert en 1956 contre les militants du FLN et du PCA liés de près ou de loin à un laboratoire de fabrication d’explosifs de l’ALN à Alger. Sa camarade et compagne d’alors, Marie Moatti, avait été arrêtée en possession de ces photographies, qui la représentaient avec Sadek et trois jeunes hommes non identifiés. Les règles de consultation m’avaient empêché de les reproduire ou de les photographier. Je n’avais pas vraiment conscience du trésor que pouvaient représenter pour lui ces deux clichés, enfermés à jamais dans une caserne de gendarmerie perdue dans l’Indre. Je m’en suis rendu compte plus tard, quand je lui ai montré une autre photographie, récupérée chez un ancien camarade, où il apparaissait, âgé de 25 ans, dans un coin, le corps partiellement coupé.

Alger, 1953. Accueil par le PCA des militants de retour du festival mondial de la jeunesse de Bucarest. À droite, Sadek Hadjerès.

Sadek Hadjerès m’avait alors demandé si je pouvais lui en donner une copie, et il m’avait expliqué. Il n’existait presque aucune photographie de son visage antérieure aux années 1980. L’armée française avait été à sa poursuite entre 1955 et 1962, et la Sécurité militaire algérienne entre 1965 et les années 1980. Elles avaient perquisitionné, arrêté, interrogé, torturé des membres de sa famille pour leur arracher des informations sur ses planques. Mais elles s’étaient aussi rendues jusqu’au domicile de parents éloignés pour mettre la main sur des photographies. Sadek Hadjerès avait fait passer le mot : il fallait détruire tout cliché représentant son visage.

De cette nécessité est née une photographie très émouvante, prise à Alger en 1967. Adressée à Éliette Loup, sa compagne, sa camarade de clandestinité et la mère de ses enfants, elle le représente assis devant un bureau, de dos, dans l’une de ses planques. Face à lui, un mur où sont affichés le portrait de Lénine et celui de ses trois enfants, nés dans les premières années de l’indépendance de l’Algérie, et qu’il avait dû laisser seuls avec leur mère pour échapper à une arrestation après le coup d’État de 1965.

Son visage, Sadek Hadjerès avait dû le transformer durant ces longues décennies où il avait navigué de refuge en refuge, parfois dans des conditions très précaires. Pendant la guerre d’indépendance, planqué dans Alger, il avait, selon ses termes, cherché à ressembler à un Français. Fils et petit-fils d’instituteurs de l’école française, docteur en médecine de l’université française d’Alger, disposant d’un physique qui pouvait tromper la police et doté de faux papiers avec prénom français et nom de famille corse ou juif, il avait des atouts pour y parvenir. Lorsqu’il racontait cette période, il souriait en se souvenant d’épisodes qui, sur le coup, lui avaient donné des sueurs froides. Car en dépit de tous ses efforts, il était parfois pris en faute : par des enfants algériens des rues, qui s’adressaient spontanément à lui en arabe ; par des ouvriers marocains qui travaillaient à proximité de sa planque dans la communauté des Frères de Taizé, qui ne pouvaient croire qu’il s’appelait Frédéric ; ou par la concierge européenne de l’immeuble où il vivait sous l’identité d’un ingénieur nommé Martinelli, qui lui avait demandé un jour s’il était un parent de l’Algérien de l’immeuble. Dans cette planque, il avait payé des cotisations à l’Organisation armée secrète (OAS), dont des membres et sympathisants assassinaient des Algériens en bas de l’immeuble. Il avait même été embarqué et enfermé pendant quelques jours dans un camp, dans les derniers mois de la guerre d’indépendance, dans le cadre des opérations anti-OAS de l’armée française.

Hôpital d’El Kettar, Alger, 1952. De gauche à droite : Rubens Fitoussi (interne et militant du PCA), le docteur Ferrand, Sadek Hadjerès, et le laborantin Bensemane.

À partir de la fin des années 1940, alors qu’il a tout juste 20 ans, le nom de Sadek Hadjerès apparaît en lettres capitales dans les rapports de la police coloniale, qui le considère comme l’un des étudiants les plus « dangereux » d’Alger. Durant la guerre d’indépendance, son nom revient abondamment dans les procès-verbaux d’interrogatoires de centaines de militants : la police, l’armée et la justice militaire françaises voient en lui une « tête pensante », un « chef terroriste », un « hors-la-loi » à la tête d’une « entreprise criminelle ». Son nom doit aussi être inscrit en gras dans des centaines de documents produits par la Sécurité militaire algérienne à partir de 1965, et qui seront peut-être un jour librement consultables.

Ce nom et ce visage enrageaient ceux qui le traquaient. Rescapé des geôles de la Sécurité militaire algérienne en 1965, Bachir Hadj Ali a dit, dans un poème de prison, combien le nom de Sadek Hadjerès avait résonné dans les chambres de torture. Mais ses camarades suppliciés avaient couvé le nom de leur frère. Car ils savaient que ce nom était la garantie de la survie de leur organisation, mais aussi de leur propre survie – car la recherche de ce clandestin insaisissable avait évité à ses camarades d’être froidement liquidés :

Sache mon frère

Sache que ton nom a traversé les océans et franchi les cols
Sache que ton nom a hanté la caverne repaire des reptiles
Sache que ton nom a claqué au vent drapeau souterrain
Sache que ton nom a fermé les lèvres et brisé les dents
Sache que ton nom a fait couler leur bave et mon sang
Sache que ton nom fait d’acier régénère
Je te dois d’être vivant tu me dois d’être libre. [1]

Le nom de Sadek Hadjerès traversera à nouveau la mer Méditerranée, franchira les cols des montagnes kabyles de son enfance, claquera au vent comme un drapeau amazigh, un drapeau algérien, et pourquoi pas un drapeau rouge, pour un ultime retour au pays. Ce pays dont il espérait, enthousiasmé par le déclenchement du hirak, qu’il se débarrasse enfin de ses reptiles.

[1] Bachir Hadj Ali, « Sache mon frère », Chants pour les nuits de septembre, publiés dans L’arbitraire, Paris, Éditions de Minuit, 1965.