Paris, 1952. Amokrane, Jean et l’internationale des étudiants anticolonialistes

Paris, décembre 1952. Le jour de son mariage, Jean Beckouche pose avec son témoin, Amokrane Ould Aoudia, dans sa chambre de la Maison des Lettres, rue Férou. Une maison qui accueille, sous l’œil bienveillant d’un concierge vétéran de la Résistance, nombre de jeunes hommes venus du Maghreb sous domination française poursuivre leurs études dans ce que l’écrivain algérien Kateb Yacine nomme « la gueule du loup » : Paris.

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Paris, décembre 1952. Jean Beckouche et Amokrane Ould Aoudia.

Nés en Algérie, Amokrane et Jean se sont liés d’amitié à Paris, à la fin des années 1940, dans la fièvre anticolonialiste et communiste qui anime leurs noyaux d’étudiants en exil.

Bien qu’issus de milieux différents, l’un et l’autre ont en commun d’être des produits des contradictions de la gestion coloniale des populations autochtones. Une gestion marquée en Algérie comme ailleurs par une profonde différenciation entre colonisateurs et colonisés, articulée à une incorporation sélective, stratégique et précaire au sein de la société colonisatrice d’individus ou de groupes issus de la société colonisée.

Amokrane Ould Aoudia, né en 1924 à Aïn El Hammam, grandit dans une famille kabyle christianisée par des missionnaires français, dont plusieurs membres ont bénéficié de la scolarisation et d’une intégration relative au groupe que l’administration coloniale désigne comme celui des « évolués ». Devenu étudiant en droit à Alger après la Seconde Guerre mondiale, il n’en est pas moins ostracisé en tant qu’« indigène » et en tant que communiste, au sein d’une faculté dominée par des étudiants et des enseignants favorables à l’ordre colonial. Comme nombre d’autres étudiants colonisés et anticolonialistes, cet ostracisme contribue à le faire quitter l’université d’Alger pour la France métropolitaine, afin d’y poursuivre ses études et d’y devenir avocat.

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Sidi Fredj Halimi (1876-1957).

Jean Beckouche, né en 1927 à Constantine, grandit dans une famille juive déjà citoyenne française depuis trois générations du fait du décret Crémieux de 1870. Bien que nés citoyens français, trois de ses grands-parents ne s’expriment qu’en arabe et fréquentent pour l’essentiel des juifs et des musulmans. Son grand-père maternel, Sidi Fredj Halimi, grand rabbin de Constantine du début du siècle jusqu’à sa mort en 1957, est une figure du judaïsme algérien, respecté et honoré par les religieux juifs et musulmans de la ville. Sa mère, qui enseigne l’hébreu à l’Alliance israélite de Constantine – Sidi Fredj ayant refusé qu’elle enseigne à l’école publique –, rencontre après la Première Guerre mondiale son futur époux ; ce dernier, issu d’une famille juive très modeste, blessé et décoré lors de la guerre, entre au ministère des Anciens combattants qui l’affecte à Tunis, où il déménage avec sa femme et ses enfants. Sous Vichy, même si son père parvient à conserver sa citoyenneté et son emploi, Jean Beckouche est exclu du lycée français et est accueilli avec d’autres juifs dans le collège tunisien Sadiki, lieu de formation d’un grand nombre de cadres nationalistes tunisiens où il dit s’être senti « comme un poisson dans l’eau ». Bachelier après-guerre, il rejoint Paris pour étudier la médecine.

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Paris, vers 1950. Amokrane Ould Aoudia et un étudiant communiste vietnamien.

Au début des années 1950, Amokrane et Jean comptent parmi les principaux animateurs du mouvement des étudiants colonisés de Paris, à travers plusieurs structures. D’une part, les groupes de langue, sortes de cellules du Parti communiste français (PCF) regroupant les étudiants dits « coloniaux » selon leur lieu d’origine. Amokrane prend la tête du groupe de langue des étudiants algériens, et Jean, membre du groupe de langue des étudiants tunisiens, devient l’un des responsables de l’ensemble des groupes de langue auprès du PCF. De ces groupes sortiront des maquisards vietnamiens et algériens, des notables communistes des Antilles ou de la Réunion, et nombre de futurs cadres des États indépendants. D’autre part, ces étudiants se retrouvent au sein du Comité de liaison des associations d’étudiants anticolonialistes, fondé par Jacques Vergès. Regroupant autour de son anticolonialisme radical des étudiants communistes et nationalistes issus de l’ensemble de l’empire français, le Comité s’exprime dans le journal Étudiants anticolonialistes, dont 16 numéros paraissent entre 1949 et 1953. À la tête du journal de la fin 1950 au début 1952, Amokrane Ould Aoudia y ouvre largement les colonnes à des étudiants maghrébins, issus de familles musulmanes ou juives. Jean Beckouche y signe plusieurs articles exaltant la lutte d’indépendance tunisienne, sous le nom de « Ben Youssef » – pseudonyme qui témoigne d’une volonté de ré-ancrage dans une arabo-berbérité dont les juifs tendent à être extirpés par la francisation.

Vivant dans les mêmes maisons d’étudiants, faisant face au même racisme, manifestant dans les mêmes cortèges, recevant les mêmes coups des étudiants de droite et de la police et soutenant les mêmes causes – la lutte d’indépendance vietnamienne en tête –, les étudiants communistes venus des colonies constituent une sorte d’internationale des colonisés, au sein de laquelle se nouent des amitiés entre des hommes et femmes issus des Caraïbes, d’Afrique et d’Asie du Sud-Est, qui se reconnaissent tous et toutes comme des frères et sœurs de lutte. Mais s’ils vivent et militent surtout entre eux, les « coloniaux » fréquentent aussi de jeunes hommes et femmes de France : Amokrane et Jean rencontrent leurs épouses Éliane et Fanny à Paris et se lient d’amitié avec des communistes français, tout en entretenant des relations tendues avec le PCF.

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Paris, Maison des Lettres de la rue Férou, décembre 1952. Des communistes français, algériens et marocains célèbrent le mariage de Jean et Fanny Beckouche. De gauche à droite : Armand et Jacqueline Meppiel, Jean Beckouche, X, Amokrane Ould Aoudia, Madame Panier (concierge), André Akoun, Djillali Rahmouni (futur maquisard de l’Armée de libération nationale), Mademoiselle Panier et Hadi Messouak.

Ces tensions avec le parti apparaissent dans le langage et les mots d’ordre radicaux de ces étudiants. Tournant en dérision la novlangue impériale de l’après-guerre souvent reprise sans questionnement par le PCF – « outre-mer », « Union française » –, les « étudiants coloniaux » se rebaptisent « étudiants anticolonialistes ». Refusant de suivre le PCF dans sa subordination de la lutte anticoloniale à la lutte contre l’impérialisme américain, ils se fixent comme premier objectif la lutte contre le colonialisme français, revendiquent l’indépendance nationale des colonies françaises – Antilles et Réunion comprises –, et exaltent les luttes armées anticoloniales. En témoigne notamment le film Terre tunisienne, co-écrit par Jean Beckouche et réalisé clandestinement en 1951 par de jeunes communistes français et tunisiens sans soutien du PCF.

Mais c’est après le déclenchement de l’insurrection algérienne que les tensions entre les « coloniaux » et la direction du PCF deviennent insurmontables. Entre le communiqué du PCF condamnant à demi-mot les premières actions armées du Front de libération nationale (FLN) en novembre 1954 et le vote par les députés communistes de la loi sur les pouvoirs spéciaux en mars 1956, nombre d’(ex)-étudiants des groupes de langue rompent avec le PCF pour rejoindre le FLN. C’est le cas d’Ahmed Inal, André Akoun, Abdelaziz Benmiloud, ou encore Claude Sixou. C’est aussi le cas de Jean Beckouche, qui assure depuis Paris un soutien logistique au Front durant toute la guerre. C’est enfin le cas d’Amokrane Ould Aoudia, qui intègre le collectif des avocats du FLN à Paris et défend des militants indépendantistes en France et en Algérie.

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Paris, vers 1952. Jean Beckouche est assis au centre. Debout à sa droite, appuyé sur la table, Ahmed Inal, dirigeant du groupe de langue des étudiants algériens. À leurs côtés, trois amis juifs algériens, un communiste européen de Tunisie et sa compagne française. De retour en Algérie, Ahmed Inal gagnera un maquis de l’Armée de libération nationale et sera capturé et assassiné par l’armée française en 1956.

Devenu comme d’autres avocats anticolonialistes une cible des autorités françaises et des « ultras » de l’Algérie française, Amokrane Ould Aoudia est assassiné devant son cabinet parisien par les services secrets sur ordre du gouvernement français le 23 mai 1959, à l’âge de 34 ans, quelque temps avant la naissance de son fils.

Plus d’un demi-siècle plus tard, le sourire des deux hommes a toujours sa place au-dessus du lit de Jean Beckouche, entre le portrait d’Ahmed Inal et celui de Daniel Timsit.

Une réflexion sur « Paris, 1952. Amokrane, Jean et l’internationale des étudiants anticolonialistes »

  1. Merci pour la mémoire d Amokrane et de tous ces lumineux hommes et femmes combattants (e)de la liberté anticoloniale.

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