« Je souris ». La guerre d’indépendance de Boualem Khalfa (1923-2017)

Boualem Khalfa s’est éteint le 6 juillet 2017 à Paris, à l’âge de 94 ans. Passé du nationalisme au communisme au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’enfant de Lakhdaria, devenu instituteur et journaliste à Alger Républicain, fut membre des directions du Parti communiste algérien (PCA) et du Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS). Des articles ont dit et rediront son parcours, marqué par plus de 10 années de clandestinité sur le sol de l’Algérie colonisée et indépendante. Ici, des documents d’archives policières et judiciaires et un entretien mené avec lui en 2009 permettront de dessiner trois « scènes » de sa guerre d’indépendance.

Alger, 1er mai 1963. Défilé de l’équipe d’« Alger Républicain ». Boualem Khalfa est à l'arrière plan, second en partant de la droite.
Alger, 1er mai 1963. Défilé de l’équipe d’« Alger Républicain ». Boualem Khalfa est à l’arrière plan, second en partant de la droite.

1/ Blida, 10 novembre 1954. Une cinquantaine de militants communistes de la ville se réunissent en privé afin de discuter des événements survenus le 1er novembre. Un rapport des Renseignements généraux rédigé le lendemain rend compte des discussions. Boualem Khalfa, venu d’Alger représenter la direction du PCA, y aurait approuvé les actions armées du 1er novembre et aurait ajouté que le PCA devait prendre une « part active » au mouvement afin de « détruire le colonialisme français ». Georges Counillon, interne de Frantz Fanon à l’hôpital psychiatrique de Blida, lui aurait demandé s’il était vrai que des membres du PCA avaient rejoint les maquis des Aurès, ce à quoi Boualem Khalfa aurait répondu que cela était probable, et que le PCA ne tarderait pas à s’engager en tant que tel dans « l’action directe ».

Ces propos contrastent avec le récit historique dominant construit par le FLN et des historiens français et algériens sur les « retards » du PCA, voire sur l’opposition initiale du parti à la lutte armée et/ou aux militants communistes ayant rejoint le maquis. S’il n’est pas possible d’authentifier ces paroles, un tel soutien verbal à l’insurrection se manifeste au même moment dans des déclarations publiques du PCA, comme celle de la section Centre d’Oran du 6 novembre et celle du Comité central du 14 novembre. Surtout, la volonté de participer à l’insurrection se concrétise quelques mois plus tard pour plusieurs militants présents lors de cette réunion du 10 novembre : des militants de Blida, parmi lesquels Ali Longo, Abdelkader Babou, Odet Voirin et Célestin Moreno constituent un réseau paramilitaire communiste des Combattants de la libération courant 1955, tandis que Georges Counillon rejoint fin 1955 un maquis des Aurès – où il tombera victime de purges. Quant à Boualem Khalfa, qui continue à écrire dans Alger Républicain et Liberté jusqu’à l’interdiction du PCA et de ces journaux en septembre 1955, il gagne Oran afin d’y organiser le réseau paramilitaire des Combattants de la libération.

Blida, fin de l'année 1954. Des militants et employés de l'hôpital psychiatrique auprès de leur médecin-chef Frantz Fanon (à droite). À l'arrière plan, Georges Counillon.
Blida, fin de l’année 1954. Des militants et employés de l’hôpital psychiatrique auprès de leur médecin-chef Frantz Fanon (à droite). À l’arrière plan, Georges Counillon.

2/ Oran, 28 octobre 1957. Boualem Khalfa est arrêté et torturé par la Brigade de surveillance du territoire (BST). Un an plus tôt, début septembre 1956, le réseau politico-militaire qu’il dirigeait était violemment démantelé : 47 hommes et femmes étaient inculpés d’« association de malfaiteurs » et de « détention illégale d’armes et de munitions », et celles et ceux qui étaient arrêtés étaient quasi-systématiquement torturés par la BST dans les « caves du Trésor ». À leur actif, la constitution de groupes armés communistes à Oran et dans la région – ayant fomenté des projets d’assassinats et de sabotages dont une partie semble avoir été réalisée –, ainsi que le soutien matériel et l’acheminement de combattants dans des maquis du Front de libération nationale (FLN), dont Boualem Khalfa avait rencontré en 1956 le responsable pour Oran, Larbi Ben M’Hidi. À la suite de cette grande vague d’arrestations, complétée par l’expulsion ou l’internement de 37 autres militants et militantes communistes en novembre 1956, Boualem Khalfa et les autres rescapés s’évertuent à reconstituer un réseau politique à Oran, qui fonctionnera semble-t-il jusqu’à l’arrestation de Roger Simongiovanni en 1959-1960.

"L'Oranie combattante, organe clandestin de résistance édité par les communistes de l'Oranie", n° 19, janvier 1959.
« L’Oranie combattante, organe clandestin de résistance édité par les communistes de l’Oranie », n° 19, janvier 1959.

La vie clandestine de Boualem Khalfa intéresse la presse, qui en publie certains détails divulgués par la police. La Dépêche quotidienne écrit ainsi le 31 octobre 1957 que « KHALFA se faisait passer pour Sam COHEN ou Bernard KARSENTY, et vivait à Oran dans un grand immeuble en copropriété. Il poussait le souci du détail jusqu’à porter, comme le font les Israélites, un ruban de deuil à la boutonnière ». La fausse carte d’identité présentée par Boualem Khalfa lors de son arrestation est établie au nom de « KARSENTI Bernard, David, fils de Jacob Maurice et de Éliane BENSOUSSAN, instituteur, Français ».

Fausse carte d'identité de Boualem Khalfa, alias Bernard Karsenti, saisie par la BST en 1957.
Fausse carte d’identité de Boualem Khalfa, alias Bernard Karsenti, saisie par la BST en 1957.

Comme d’autres « français musulmans » clandestins, Boualem Khalfa avait choisi des faux papiers de citoyen français de plein droit, préférables en cas de contrôle de police. Mais, expliquait-il en 2009, lui qui n’était pas « blanc » éprouvait des difficultés à se « déguiser en Français ». Étant donné les (supposées) ressemblances physiques entre Algériens musulmans et juifs, opter pour l’état civil et l’apparence d’un juif algérien s’imposait. Son grimage était mis au point chez des hébergeurs clandestins eux-mêmes juifs et communistes ou « libéraux », comme Bernard Chouraqui – frère de la militante communiste Colette Chouraqui, compagne et future épouse de Boualem Khalfa – et les avocats Simone Ben Amara et Paul Bouaziz. Interrogé en 2012, ce dernier confirme la réussite de ce grimage, et s’amuse au souvenir du « look extraordinaire » de celui qu’il nommait alors « Samuel » et que « tout le monde prenait pour un juif » lors de ses sorties régulières dans la ville.

3/ Tribunal permanent des forces armées d’Oran, 27 novembre 1957. Boualem Khalfa, déjà condamné à 20 ans de travaux forcés par contumace en juillet, comparaît devant les juges militaires pour « association de malfaiteurs » et « détention d’arme de guerre (délit portant atteinte à la Défense nationale) ». Lapidaires et peut-être approximatives, les notes d’audience conservées dans le dossier d’instruction, qui nous laissent deviner les questions des juges, font apparaître le caractère irréconciliable des forces en présence :

Je suis un combattant au service de mon pays et je revendique hautement d’avoir aidé à la libération de mon pays.

Je suis très heureux d’avoir été à la direction de mon Parti Communiste Algérien.

Je ne reconnais pas au tribunal le droit de me juger.

Je n’ai rien à dire sur les faits qui me sont reprochés.

Il est possible que « SAM » ait été un de mes surnoms.

Je ne reconnais rien de ce qui m’est reproché.

Je connais des centaines de militants.

J’ai vécu à Oran en restant en contact avec plusieurs militants.

Je souris parce que dans les rapports de la police il y a beaucoup de romans feuilleton.

« Je souris ». Deux ans après son entrée en clandestinité et un mois après les brutalités de l’arrestation et des tortures, Boualem Khalfa sourit au tribunal qui lui promet vingt années de travaux forcés. Rencontré en 2009, il revient sur ce procès avec le même sourire. Il raconte : à la suite de l’audience, alors qu’il est enfermé dans une cellule au sous-sol du tribunal, le procureur descend et demande solennellement aux soldats qui le gardent de présenter les armes. Après lui avoir signifié sa peine, le procureur lui demande s’il souhaite faire appel. Boualem Khalfa se souvient de sa réponse – « Je ne reconnais pas votre tribunal, mais je vais faire appel pour vous faire perdre de l’argent » – et des rires discrets des soldats français.

Alger à l'indépendance. Des communistes reçoivent une déléguée soviétique. À gauche, Boualem Khalfa et Larbi Bouhali. À droite, Henri Alleg.
Alger, à l’indépendance. Des communistes algériens reçoivent une déléguée soviétique. À gauche, Boualem Khalfa et Larbi Bouhali. À droite, Henri Alleg.

4 réflexions sur « « Je souris ». La guerre d’indépendance de Boualem Khalfa (1923-2017) »

  1. Pour avoir connu Odet Voirin né en Algérie et qui renonça à sa nationalité française pour rejoindre la lutte de libération nationale au sein des CDL et qui prit une part active dans l’acheminement du camion d’armes de l’officier déserteur Maillot vers les maquis de BLIDA je peux affirmer toute la reconnaissance et l’hommage que doitla révolution algerienne à ces jeunes et courageux militants du PCA ,français -musulmans, juifs ,chrétiens d’Algerie dont certains sont morts au combat(Henri Maillot)ou condamnés à mort et guillotiné (Fernand Yveton) et à leur gcôté Boualem Khalfa au sourire éternel égal à son humilité et sa probité intellectuelle,un moudjahid de la première comme ses camarades du pca dont l’engagement patriotique l’honnêteté et l’honneur demeurent intactes …un modèle pour notre jeunesse et l’avenir d’une Algérie Libre et Indépendante

  2. j’ai aimé cette page qui retrace l’histoire des juifs algériens qui contribuerent à l’indépendance de notre pays et dont nous sommes reconnaissants.

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